A cette occasion, je modifie ma méthode :
1° je vous conte l’histoire en la romançant quelque peu
2° je vous livre le texte de l’acte notarié.
Aujourd’hui, c’est fête à la Fresnaye-au-Sauvage : un fondeur de cloches, venu de la lointaine Lorraine, a été engagé par la fabrique de la paroisse pour refondre les vieilles cloches. Il en est même une dont n’ose plus se servir depuis longtemps.
Non loin de l’église, le fondeur, Maitre Delapaix, un grand escogriffe, tout sec, long comme un jour sans pain, a préparé le moule dans un trou. A quelques pas de là, il a construit son fourneau de pierre et d’argile et, entre les deux, un petit canal pour amener le métal dans le moule.
La veille, tous les paroissiens sont mobilisés pour transporter le bois et le charbon nécessaire. Quelques-uns ont descendu les cloches et les ont même cassées à coup de masse. Grands et petits s’affairent.
Le lendemain, dès l’aube, le maître fondeur fait allumer le fourneau : du bois, du charbon de bois, des morceaux des vieilles cloches, encore du bois, encore du métal. Si tôt le métal fondu, le fondeur ouvre le bas du fourneau d’où jaillit une vive lumière : c’est un petit ruisseau de métal qui s’écoule vers le moule...
C’est le moment attendu par Nicolas Delarivière de cette paroisse et Pierre Brout de St André, les jeunes coqs des alentours, qui se sont jetés défi : qui osera sauter par dessus ce ruisseau de feu ?
A la une, à la deux, les voilà passés tous deux... Le sieur Delapaix tente d’y mettre le holà. Bien mal lui en a pris : toute la jeunesse se met de la partie, saute, saute encore et encore. Le maître fondeur s’agite mais personne ne l’écoute : il faut bien que jeunesse s’amuse !
Peu à peu la terre des terrassements pour le moule et le canal s’éboule et tombe dans le canal. Le métal arrive toujours, déborde... le fondeur ne peut l’arrêter. Voilà le métal qui se disperse un peu partout, s’infiltrant sous les pierres, les herbes sèches s’enflamment. On suffoque dans la fumée, on ne voit pas grand chose, le fondeur tente de de déblaier son canal, le métal coule à nouveau, mais le ruisseau de feu se tarit : il n’y a plus de métal ! « Mauvais, très mauvais » grommelle le sieur Delapaix.
Le lendemain, tout le monde est là pour le démoulage, le maître casse le moule et, horreur ! La nouvelle cloche est incomplète : on a manqué de métal !
Les paroissiens, furieux se retournent contre le fondeur « Incapable ! Escroc ! Fripon ! » L’assemblée générale des paroissiens se réunit aussitôt :
« _Pas de cloche, pas de paiement !
_Tout est de la faute de ces jeunes délinquants », rétorque le fondeur. Rien n’y fait, l’assemblée ne veut rien entendre, alors le sieur Delapaix, à bout d’arguments s’écrie « Haro ! » et voilà l’affaire portée devant le bailliage de Falaise. Les coupables désignés sont les jeunes Broult et Delarivière.
Experts, avocats se frottent les mains, bientôt le sac est plein1. Mais voilà que les juges du baillage, devant tant de criailleries, renvoient l’affaire au Présidial de Caen2.
« Ouh, là, ça va coûter c’t’affaire ! » Les juges, les avocats et les sergents vont se goinfrer (et les derniers nommés ont une solide réputation !). Des esprits plus sereins, peut-être même Monsieur le Curé, incitent au calme (et puis il faut bien refondre les cloches : une paroisse sans cloches ? On n’a jamais vu cela !). Dans ces cas-là, une seule solution, traiter à l’amiable3, aussi d’aucuns jouent aux arbitres entre les parties. Enfin, on parvient à la solution habituelle : en route chez le notaire pour éviter le long et somptueux4 procès qui s’annonce. L’accord amiable est assez lourd : 75 livres « Avec ça on aurait pu acheter 4 ou 5 vaches ou même un cheval. Misère ! ».
Ce sont les familles Rivière et Brout qui paieront.
Et il faudra encore payer le fondeur qui a finalement réussi à refondre toutes les cloches ! Et pour cela, il a fallu encore acheter un peu de métal.
Quant aux deux jeunes, ils ne perdent rien pour attendre et leurs complices non plus : il faudra bien que tout le monde paie ! D’ailleurs le fondeur, magnanime, laisse toutes les pièces du procès aux mains des familles des accusés pour qu’il en fasse usage pour se faire rembourser sur les "autres délinquants".
Peut-être de nouveaux procès en perpective ?
Du vingt et uniesme jour de may mil six centz
vingt neuf
Furent présentz en leurs personnes
Maître Nicollas Delapaix, maître fondeur de
cloches natif du duché de Lorraine
ainsy qu’il disoyt, Nicollas Delarivière
de la parroisse de la Fresnée et Pierre
Broult de la parroisse de St André prez
Breouze, lesquelz ont transigé et approuvé,
transigent et approuvent de certain descord
et procès entre eux pendant au siège présidial
de Caen résultant de l’action en quoy ledict
Delapaix avoyt faict mettre lesdicts
Delarivières et Broult en la juridiction du
baillage de Fallaize pour se vouer condampner5
de ses intherestz et récompense des
dommages par luy souffertz en ce que
ledicts Riviere, Broult et plusieurs auttres
leurs complices. Comme ledict fondeur estoyt
en ladicte paroisse de la Fresnée à refondre
et racoustrer6 l’une des cloches de l’église
dudict lieu sur ce que le metal coulloyt
pour entrer dans le moulle par un
petit canal dressé et accomodé à estre
fait entre le fourneau où estoyt ledict
métal fondu et ledict moule, lesdicts Rivière et
Broult et leurs auttres complices et fauteurs
passèrent et repassèrent par dessus
ledict canal en sorte qu’ils marchèrent dessus
et en ce faisant l’estouffèrent de
manière que ledict métal ne peut plus
couller sy que7 ladicte cloche demeura
imparfaite et y eut grande
une bonne
partye dudict métal qui fut perdu
à cause qu’il sauta en l’air. Par le moyen
de laquelle transaction, ledict Delapaix
a quitté et deschargé, quitte et descharge
lesdicts Nicollas Delarivière et ledict Pierre
Broult, stipullé par Charles Brout
son frère aisné et tutteur de tout ce
quy leur eust peu ou pourroyt demander
en touttes choses à cause de ce que
dessus au moyen que ledict La rivière
luy a présentement payé la somme
de vingt cinq livres
et ledict Charles Broult oudict nom la
somme de \cinquante livres/ et ce faisant lesdictz Rivière et
Broult sont demeurez et demeurent l...8
et entyeres à prétendre demander
récompense ou contribution sur les autres
délinquantz qui avoyent aussi passés
dessus ledict canal et peu causer lesdicts
dommage à laquelle fin ledict Dela
paix a quité, a cédé et transporté, quitte, cède
et transporte auxfits Rivièrere et Brout
stipullé comme dessus tout et tel intherest
qu’il eust peu ou pourroyt prétendre
demander lesdicts complices qui
avoyent aussi passé par dessus ledict
canal, lesquels il avoyt intention de
poursuivre ainsy que lesdicts Rivière et
Brout en ayant eu la cognoissance
pour luy avoyr tous causé de mal
et prest à crier d’aut (haro ?) ledict Delapaix en
tant que besoing dit est ou seroyt que
ledicts Rivière et Brout soyent et demeurent
subroguez par subrogation des droicts
en son lieu et place pour poursuivre
les autres délinquants ainsy qu’il eust
faict ou peu9 faire sans la
présente ci dessus et la subrogation. Ce que
lesdicts Rivière et Broult feront sans
y appeler en aucune façon et manière
ledict Delapaix. Et en ces termes et
moyens s’en vont lesdicts Delapaix,
Rivière et Broult pour leur regard
hors de cours et de procès sans autre
inconvénient, et despens, dommages ny
intherestz de part ny d’autre, consentant
et accordant ledict Delapaix que lesdicts
Rivière et Broult retirent et racueillent
touttes ses pièces concernantes ledict procès
qui sont entre les mains du sieur Leroy
son procureur audict siège presidial
de Caen pour s’en ayder aux fins de
leurdicte récompense ou contribution
comme il appartiendra et est le tout
fait sans que ledict Delapaix puisse
estre préjudicyé à se faire payer
sur les parroissiens de la Fresnée
de ce qu’ilz luy doivent pour avoir
refondu leurs cloches dont etc et
quantes etc obligèrent respectivement
biens etc Présentz Nicollas de Repentigny
de Saint Honorine la Petite et Jean
Tabourel de la Fresnée, tesmoings. Approuvé
en gloze : cinquante livres10
Signatures : Delapaix, J Tabourel, N Repentigny, le notaire
Merc : CH Charles Broult, R Nicollas Rivière
___
Notes
1Les pièces des procès étaient réunies dans un sac en cuir qu’on accrochait au mur. Quand il était plein, on pouvait passer à l’audience.
2Nous dirions qu’ils délocalisent l’affaire
3Grande spécialité normande
4Pour onéreux
5Pour se voir condamner
6Raccomoder ?
7Manque un mot ? Si bien que
8Mot pris dans la reliure ?
9Peu = put
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